Les polyphénols sont connus pour jouer un rôle majeur dans l’oxydation des moûts ainsi que dans le vieillissement et l’oxydation du vin (Wildenradt et al. 1974, Singleton et al. 1985, Singleton 1987, Cheynier et al. 1988).
Toutefois, les polyphénols sont difficiles à mesurer en cave en raison des technologies disponibles, principalement la spectrophotométrie UV visible et la chromatographie liquide haute performance (CLHP). Ces méthodes présentent en effet plusieurs inconvénients :
- Elles sont longues car les échantillons doivent être préparés avant analyse (filtration, dilution et acidification).
- Elles peuvent être difficiles à réaliser en cave en raison du coût de l’équipement et des compétences requises pour exécuter l’analyse.
- Les résultats obtenus par CLHP sont très détaillés, mais difficiles à interpréter pour prendre des décisions en temps réel.
Par conséquent, les vinificateurs ne peuvent pas prendre de décisions en temps réel sur la base de la composition en polyphénols au cours de la vinification.
Une autre technique, l’électrochimie, a été couramment employée par les universitaires pour étudier l’oxydation des polyphénols (Lunte et al. 1988, Hapiot et al. 1996, Makhotkina et al. 2013), la composition phénolique des vins (Kilmartin et al. 2002, De Beer et al. 2004, Makhotkina et al. 2012) et l’extraction des polyphénols au cours de la vinification (Zou et al. 2002, Makhotkina et al. 2012).
Cependant, lorsqu’elle est pratiquée avec des électrodes traditionnelles, cette méthode est difficile à mettre en œuvre en cave et ne permet pas d’avoir des résultats en temps réel en raison d’un encrassement au cours de chaque mesure. L’oxydation des polyphénols conduit à leur adsorption sur la surface de l’électrode, rendant son nettoyage obligatoire entre les mesures, comme indiqué dans la description des méthodes dans toutes les publications citées ci-dessus. La solution pour éviter le nettoyage des électrodes entre chaque mesure consiste à utiliser des électrodes imprimées jetables (Avramescu et al. 2002)).
Des électrodes de ce type comportant une électrode de travail en carbone ont été mises au point pour analyser les composés phénoliques des moûts et des vins et leur oxydation (Ugliano et al. 2013, 2015a, 2015b, 2015c, 2016). Elles sont utilisées avec le NomaSense PolyScan P200 (Wine Quality Solutions), un potentiostat permettant l’analyse par voltamétrie linéaire de balayage.
Cette technique électrochimique consiste à appliquer des tensions croissantes à l’échantillon. À chaque pas de tension, différents composés sont oxydés et en conséquence, des électrons sont libérés générant un courant. La courbe intensité vs potentiel qui en résulte (Figure 1) est une « empreinte digitale » des composés oxydables présents dans l’échantillon. Celle-ci évolue tout au long de la vinification.
Pour faciliter l’interprétation des données en temps réel et l’aide à la décision pour les vinificateurs, des indices sont calculés par l’appareil à partir de cette courbe, notamment les deux suivants :
- PhenOx : teneur en polyphénols totaux (en mg/L équivalent acide gallique) en corrélation avec l’indice Folin Ciocalteu.
- EasyOx : composés facilement oxydables.
Suivi de l’extraction des polyphénols sur moûts blancs
Un des principaux défis techniques des premières phases de la vinification en blanc est de stabiliser le futur vin contre l’oxydation. Il faut pour cela éliminer les polyphénols excessifs en pratiquant un collage ou par oxygénation des moûts. Le vinificateur doit évaluer le plus tôt possible la concentration en polyphénols dans le jus :
- Soit en cours de pressurage pour pouvoir séparer les jus pauvres en polyphénols des fractions plus riches en polyphénols dans différentes cuves.
- Soit avant le débourbage et le début de la fermentation alcoolique pour être en mesure de décider si le collage ou l’oxygénation des jus sont nécessaires.
Le suivi de la concentration des polyphénols permet d’optimiser les programmes de pressurage afin de séparer les jus pauvres des jus riches en polyphénols. En les envoyant dans des cuves de débourbage différentes, le process peut ensuite être adapté à la matière. Quand aucune augmentation significative de cette concentration en cours de pressurage n’est observée (Figure 2), des changements dans le programme doivent être effectués, par exemple en réduisant le nombre de rebêches ou en diminuant le temps de macération des raisins. Au contraire, lorsque le niveau de polyphénol est stable au début du pressurage puis augmente comme indiqué par l’évolution de l’indice PhenOx dans la Figure 3, il est facile de séparer les jus au début du palier à 800 mbar lorsqu’une augmentation de 100 unités est observée.
Dans ces cas-là, une fois les cycles de presse optimisés, il est possible de procéder aux mesures uniquement sur les jus dans les cuves de débourbage. L’assemblage des jus avant le débourbage est alors basé sur une analyse chimique de la qualité et l’itinéraire de vinification peut ainsi être adapté à chaque qualité de jus (protection contre l’oxygène pour les jus pauvres en polyphénols, collage ou oxygénation pour les jus riches en polyphénols).
C’est ce que montre l’exemple suivant observé dans une cave coopérative française où plusieurs méthodes de pressurage sont utilisées, notamment plusieurs pressoirs pneumatiques de 150 hL pour pressurage direct, plusieurs cuves horizontales d’égouttage dynamique et une cuve d’égouttage continu à râteaux. La vendange préalablement égouttée dans les cuves d’égouttage est ensuite pressée dans un pressoir pneumatique de 480 hL. Chaque jour, un nombre important de cuves de débourbage est rempli. L’assemblage de jus de qualité similaire et l’adaptation du process à la qualité des jus est difficile à réaliser sans indicateur simple de cette qualité. L’utilisation de la voltamétrie linéaire de balayage pour mesurer la teneur en polyphénols des jus dans chaque cuve de débourbage est pertinente pour aider à la décision dans cette situation. Dans l’exemple précédent, au cours d’une journée, trois qualités de jus ont été distinguées (Tableau 1):
- Jus de concentration faible en polyphénols provenant des égouttages des pressoirs pneumatiques de 150 hL et des cuves d’égouttage. Un process de vinification sans collage, avec sulfitage et inertage a été choisi pour ces cuves, du fait du faible risque d’oxydation des vins.
- Jus de concentration moyenne provenant des presses des pressoirs pneumatiques de 150 hL et des jus de gouttes et premières presses du pressoir de 480 hL. Ces jus ont été collés avec de doses modérées de colles œnologiques (PVPP ou protéines végétales).
- Jus de concentration élevée en polyphénols correspondant aux derniers jus de presse du pressoir de 480 hL. Ces jus ont été collés avec de fortes doses de produits œnologiques (PVPP et charbon).
Dans cet exemple, un avantage économique a de plus été obtenu grâce à :
- l’adaptation des doses de produits œnologiques en fonction de la concentration en polyphénols des moûts, permettant aussi d’éviter de « surcoller » les moûts et ainsi d’altérer leur profil organoleptique.
- la récupération de volumes supplémentaires de jus de concentrations moyennes en polyphénols qui n’étaient habituellement pas séparés des presses du pressoir de 480 hL.
- la stabilisation précoce des vins de presse contre l’oxydation qui permet de les assembler avec des vins de goutte sans risquer une oxydation précoce de l’assemblage.
Les mesures qui sont présentées ici ont été faites sur du Sauvignon Blanc mais beaucoup d’autres variétés (Chardonnay, Grenache Blanc, Colombard, Gros Manseng, Muscat…) ont également été suivies et des résultats comparables ont été obtenus.
Suivi de l’extraction des polyphénols au cours de la macération traditionnelle des vins rouges
Le suivi de l’extraction des polyphénols pendant la macération rouge traditionnelle est utile pour:
- Déterminer la fin de l’extraction et déclencher le décuvage et le pressurage. Ceci est particulièrement intéressant lorsque la cave doit optimiser la rotation des cuves pour de nouveaux arrivages de vendange
- Comparer la concentration et la composition phénolique de chaque cuve de rouges afin d’adapter l’élevage et comparer les millésimes (Bolkan, 2017).
Les figures 4 et 5 montrent l’extraction des polyphénols au cours de macérations traditionnelles de Tempranillo. Dans le 1er cas (figure 4), avec un départ en fermentation alcoolique immédiat, l’extraction débute dès le premier jour pour atteindre un plateau à partir du 6ème jour. Dans la deuxième cuve (figure 5), l’extraction commence après six jours, soit après la macération pré-fermentaire à froid, qui ne permet pas une extraction des polyphénols aussi rapide que lors du début de la fermentation alcoolique. Lorsque ce plateau est atteint, la décision de décuvage peut être prise s’il existe un besoin de libérer des cuves.
Lorsque l’extraction des anthocyanes est suivie par la méthode de Puissant Léon (méthode spectrophotométrique réalisée après clarification et dilution à l’acide des échantillons) parallèlement aux mesures voltamétriques, un profil d’évolution similaire est observé avec les deux méthodes (Figure 6). La mesure par voltamétrie linéaire de balayage permet donc au vinificateur de prendre des décisions sur une base similaire, tout en simplifiant la mesure puisque la technique est pratiquée sur des électrodes imprimées jetables et ne nécessite pas de préparation des échantillons.
Par ailleurs, mesurer le niveau de EasyOx et PhenOx à la fin de la fermentation alcoolique permet de comparer les cuves entre elles mais aussi de comparer leurs niveaux aux valeurs d’indice habituellement mesurées.
Par exemple, une mesure électrochimique effectuée en fin de fermentation alcoolique sur 17 cuves d’un même cépage (Tempranillo ici) d’une même cave (Figure 7), révèle des différences de concentrations polyphénoliques avec des indices PhenOx allant de 500 à 700 et EasyOx allant de 190 à 270. La composition polyphénolique de ces cuves est également différente : la cuve 13 a un niveau d’EasyOx au-dessus de la moyenne et un niveau de PhenOx semblable à la moyenne. Au contraire, la cuve 7 a un PhenOx au-dessus de la moyenne et un indice EasyOx proche de la moyenne. Ceci révèle une différence de types de composés oxydables présents dans les vins et des études sont en cours pour déterminer si cette différence a un impact sur l’évolution des vins comme le ratio tannin/anthocyane peut en avoir (Durner et al., 2015, Gambutti et al. 2017).
Conclusion
L’évolution des mécanismes d’oxydation dans le moût et le vin reste difficile à évaluer pour les vinificateurs par des méthodes analytiques traditionnelles. Toutefois, le suivi en temps réel des polyphénols et de leur oxydation peut faciliter la prise de décision pour adapter le process de vinification à l’objectif de produit recherché. La voltamétrie à balayage linéaire sur des électrodes imprimées jetables permet de suivre simplement l’évolution de la concentration et de la qualité des polyphénols, notamment au cours des premières étapes de la vinification comme cela a été mis en évidence par plus de 5 ans d’utilisation de la technique sur le terrain.
D’autres applications sont en cours de finalisation pour affiner l’utilisation de cette méthode lors d’autres étapes de vinification.
Bibliographie
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